Pouvoir et ressources énergétiques

Gaz, lithium et nucléaire : ressources et énergies facteurs de pouvoir ?

L’incapacité des pays européens à s’entendre sur des sanctions fortes contre la Russie relève dans une large mesure d’une surévaluation du pouvoir que les exportations de gaz, de pétrole ou d’uranium donnent à Moscou. Et la géopolitique des énergies est traversée par des mythes performatifs qu’il faut déconstruire. Justement, le rôle des géographes est de dénaturaliser les liens entre ressources et puissance.
Cartographier l'anthropocène, © IGN, 2025

Du choix de Donald Trump de mettre la « domination énergétique » au centre de sa seconde présidence à la difficulté des pays membres de l’Union européenne à s’accorder sur des sanctions contre Moscou après son invasion de l’Ukraine, la géopolitique des énergies se retrouve, à nouveau, au centre de l’attention médiatique. Dans ces discours, toute ressource énergétique est invariablement présentée comme un outil naturel de la puissance pour ceux qui la produisent, transforment ou transportent.

Pourtant, ce lien entre ressource énergétique et puissance est loin de faire consensus parmi les chercheurs[1]. Historiquement, deux écoles de pensée se sont opposées au sein des relations internationales. La première, néoréaliste, envisage toute importation d’énergie comme une vulnérabilité pour l’acheteur, ouvrant son flanc aux menaces de rupture d’approvisionnement. La seconde, libérale, affirme au contraire que ces échanges constituent des interdépendances mutuellement bénéfiques entre partenaires, de sorte qu’aucun n’aurait intérêt à rompre le lien. Mais face à ce réductionnisme binaire[2], le renouveau de la recherche en géographie politique des énergies s’attache à étudier la complexité des chaînes d’approvisionnement afin de comprendre comment le pouvoir s’y exerce et s’y exprime, avec quels effets et au profit de qui. La mise en regard de récentes évolutions dans les filières du gaz, du lithium et du nucléaire permet d’identifier ces modalités concrètes de la géopolitique des énergies.

Au-delà de la coercition, les ressources et les énergies au cœur de multiples formes de pouvoir

Si l’expression « arme énergétique » est utilisée de façon récurrente et associée à la capacité de rompre les approvisionnements ou d’affecter le prix des ressources, le pouvoir ne peut pas être restreint uniquement à ces formes de coercition. L’énergie participe aussi à l’exercice du pouvoir en permettant à certains acteurs d’imposer leurs normes à d’autres ou d’accroître leur soft power, que ce soit sur la scène internationale ou plus localement. Ainsi, Gazprom, la compagnie gazière russe contrôlée majoritairement par l’État russe et incarnant souvent « l’arme énergétique de la Russie », mène également, en tant qu’entreprise, une politique sociale et culturelle sur le territoire russe (construction d’équipements médicaux, sportifs, bourses, organisation d’événements…). Elle exerce une influence sur les productions médiatiques russes via sa filiale Gazprom Media et participe plus largement à la production d’un imaginaire socio-technique qui lie le gaz naturel au fondement de l’identité russe et de la puissance de la Russie[3].

Les ressources énergétiques s’inscrivent ainsi dans des stratégies de pouvoir discursif. L’exemple de l’uranium nigérien après le coup d’État de juillet 2023 l’illustre également. Alors qu’Orano perdait l’accès à ses mines dans le pays, TikTok et X sont devenus le théâtre d’une campagne de désinformation menée par des acteurs russes. Celle-ci visait à convaincre le public francophone africain du caractère néocolonial de l’exploitation de ces ressources par une entreprise française, tout en alimentant l’idée que la France risquait de plonger dans un chaos énergétique faute d’approvisionnement en uranium nigérien.

Le pouvoir ne se lit pas uniquement à travers les relations internationales mais s’exerce à toutes les échelles, particulièrement grâce à l’imposition d’outils réglementaires qui distribuent des capacités d’action aux acteurs locaux ou les en excluent. En Argentine, pays fédéral, les ressources naturelles appartiennent aux provinces fédérées, ce qui leur donne la possibilité de décider de la manière dont l’exploitation minière contribue au développement territorial. La province de Jujuy contraint ainsi les entreprises privées à associer une compagnie publique locale à tout projet d’exploitation, tandis que celle de Salta laisse la main aux acteurs privés et s’appuie sur ceux-ci pour assurer le développement des espaces où se situent les exploitations. En 2016-2017, le ministère de la petite enfance de Salta s’est par exemple appuyé sur les ressources logistiques (transport, hébergement, communication) d’une entreprise minière étrangère pour mener son recensement sanitaire et social dans une région difficile d’accès.

Les pouvoirs d’influence et de négociation sont multidimensionnels. Outre les capacités de coercition que fournissent les ressources énergétiques, celles-ci permettent à des acteurs de participer à des jeux dont ils seraient sinon exclus. Ainsi, le pouvoir ne saurait se limiter à des logiques entre États, mais se distribue dans des systèmes d’acteurs multiples.

Qui contrôle réellement les chaînes d’approvisionnement ?

De ce fait, il est fondamental de s’intéresser aux conditions qui permettent, dans une relation entre acteurs, à l’un d’eux d’utiliser les ressources énergétiques pour gagner ou exercer son pouvoir. Ces ressources ne deviennent des outils de puissance que dans des contextes et des systèmes d’acteurs spécifiques, qui varient tout au long des chaînes de valeur.

Les chaînes d’approvisionnement en énergie sont bien moins cohérentes qu’on les imagine, et s’apparentent plutôt à un assemblage instable, où des intérêts hétérogènes peuvent ponctuellement converger ou entrer en tension. Dans le cas du nucléaire, l’acheminement de l’uranium depuis les sites miniers jusqu’à sa première transformation (la conversion) illustre bien cette complexité. Les volumes transportés étant relativement modestes, l’uranium circule le plus souvent par voie maritime, dans des porte-conteneurs classiques aux côtés d’autres marchandises. Toutefois, par sa nature radioactive, les réglementations internationales imposent des contraintes techniques strictes pour en garantir la sûreté, ce qui réduit considérablement le nombre d’armateurs et de ports disposés à accepter de telles cargaisons. Dans le nucléaire, le pouvoir se trouve ainsi distribué autant auprès des géants de cette industrie, comme Rosatom qui contrôle les sites de production, que chez des acteurs bien plus discrets qui ont la capacité de freiner ou au contraire fluidifier la chaîne.

En outre, il serait hasardeux de considérer les entreprises publiques comme reflétant toujours les politiques gouvernementales. Gazprom traduit-elle forcément les intentions du Kremlin ? D’une part, plusieurs ministères et organismes coexistent au sein des Etats et ne poursuivent pas les mêmes objectifs. Selon les contextes, ils ne disposent pas des mêmes prérogatives. Au sein de l’administration publique russe, deux ministères sont chargés des questions énergétiques : le ministère de l’Énergie, qui définit la politique énergétique de la Russie, et le ministère des Ressources naturelles et de l’Environnement, qui délivre les licences d’exploration et d’exploitation des gisements. Au cours des années 2000, le rôle des sujets (les entités régionales fédérées) de la Fédération de Russie, s’est amenuisé. Alors que les sujets, d’après la loi sur le sous-sol de 1992, détenaient conjointement avec la Fédération la propriété du sous-sol et pouvaient attribuer seuls certaines licences pour des gisements d’importance locale, ils perdent cette prérogative à partir de 2005. Le ministère fédéral des Ressources naturelles prend la main sur le processus. D’autre part, même les entreprises énergétiques publiques qui sont les plus proches des gouvernements poursuivent leurs propres objectifs. Gazprom, ainsi que d’autres compagnies gazières russes, prône une libéralisation des prix de gros du gaz naturel en Russie, actuellement contrôlés par le Service fédéral des tarifs, un organisme étatique. La compagnie est également incitée à développer son réseau de transport et de distribution et à financer les travaux de maintenance sur le territoire russe, ce qui représente une très lourde charge financière. En sus, les relations qu’entretiennent les acteurs clés du secteur énergétique peuvent aussi relever de l’informel. Les élites énergétiques des pays d’Asie centrale conservent des liens étroits avec la Russie : en Azerbaïdjan, au Kazakhstan, en Ouzbékistan et au Turkménistan, une oligarchie liée au pétrole contrôle une grande partie des ressources naturelles et des industries lourdes, possède une forte influence politique et entretient des liens économiques avec les élites russes[4].

Le pouvoir étant relationnel, les capacités d’action ne sont pas uniquement liées au contrôle de ressources, mais dépendent toujours de relations à d’autres acteurs. En ce sens, le rôle des acteurs publics dans la structuration d’une filière lithium française du fossé rhénan à Dunkerque est révélatrice. Cette industrie ne peut se déployer sur le territoire que parce que le lithium bénéficie d’un cadrage politique spécifique. En l’occurrence, cette matière est considérée par l’État français et l’Union européenne comme une ressource « stratégique » pour la souveraineté industrielle et la transition énergétique. Localement, cette catégorisation permet par exemple à une communauté de communes d’envisager l’artificialisation de terres agricoles en Alsace, ce qui n’aurait pas été possible pour un projet industriel classique.

En outre, loin de ne dépendre que de l’intention des acteurs, ces relations de pouvoir sont aussi contraintes par la forme matérielle que prennent les gisements et les ressources elles-mêmes.

Des matérialités qui influencent la production du pouvoir

La matérialité, les caractéristiques physiques des ressources énergétiques et des infrastructures associées influencent la production du pouvoir[5]. Chaque matière, chaque source d’énergie possède ses particularités et ses formes de pouvoir[6]. Dans les Andes, le lithium est principalement concentré dans des saumures, c’est-à-dire des eaux chargées en sels qu’il s’agit de concentrer pour en extraire ce métal. Loin des traditionnelles galeries souterraines ou des mines à ciel ouvert, nombreuses dans la région, les exploitations lithinifères se présentent classiquement sous la forme de séries de piscines d’évaporation, qui visent à tirer profit des radiations solaires pour éliminer l’eau et concentrer le lithium. Ce type d’exploitation requiert bien moins de main d’œuvre qu’une mine classique et implique des chimistes et ingénieurs qualifiés venant de grands centres urbains, ce qui limite l’embauche locale. Il n’existe pas de villes lithinifères comme il peut exister des villes minières où cette activité est structurante socialement et politiquement. Ainsi, la matérialité des gisements de lithium contraint la production du pouvoir localement, en limitant son rôle de structuration territoriale.

L’état gazeux du gaz naturel induit pour sa part des infrastructures de transport spécifiques : gazoducs, stations de compression, usines de liquéfaction et de regazéification[7]. Les stations de comptage du gaz naturel, permettant de connaître le volume de gaz livré à la sortie des gazoducs, ont un rôle clé. Ces caractéristiques ont des impacts sur l’inscription spatiale du gaz naturel, pour lequel les pipelines sont stratégiques, mais aussi sur les systèmes d’acteurs. Du fait du coût des infrastructures, leur duplication n’est pas rentable, ce qui favorise des situations de monopole aux mains de grandes compagnies. Le recours au gaz naturel liquéfié (GNL) ne permet pas de s’affranchir des contraintes matérielles et techniques : les usines de liquéfaction et de regazéification deviennent des lieux stratégiques à partir desquels s’opère la redistribution des flux.

L’approvisionnement en combustible nucléaire illustre bien la manière dont la matérialité façonne le pouvoir qu’un exportateur d’énergie peut tirer de sa position. L’uranium est une ressource à très forte densité énergétique : à production équivalente, une centrale à charbon consomme environ 13 000 fois plus de matière qu’un réacteur nucléaire. Cette caractéristique facilite la constitution de stocks stratégiques pour les opérateurs nucléaires. La Chine aurait ainsi acheté et stocké assez d’uranium naturel pour couvrir près de dix années de consommation. En Europe, les inventaires recensés en 2024 représentent environ trois années de besoins. L’existence de tels stocks réduit considérablement l’efficacité d’une menace de rupture d’approvisionnement, dont les effets recherchés par un fournisseur sont avant tout immédiats. Ce point est renforcé par le fait qu’un assemblage de combustible reste en moyenne trois ans dans le cœur d’un réacteur avant d’être remplacé. Une telle temporalité devrait en principe laisser aux exploitants nucléaires la possibilité d’identifier de nouveaux fournisseurs.

Mais ici encore, la matérialité joue un rôle déterminant. L’uranium naturel et enrichi sont des matières fongibles, interchangeables quelle que soit leur provenance. En revanche, les assemblages de combustible finalisés ne le sont pas : chacun est spécifiquement conçu et calibré pour un type donné de réacteur. Ainsi, si le changement de fournisseur d’uranium naturel relève d’une opération commerciale relativement simple, il n’en va pas de même pour les assemblages. Lorsqu’un fournisseur alternatif existe, l’exploitant doit au préalable obtenir les licences d’exploitation pour l’utilisation de ce nouveau combustible, une procédure réglementaire complexe pouvant s’étendre sur plusieurs années. Dans cette chaîne d’approvisionnement, le pouvoir tend donc à se concentrer davantage dans les dernières étapes de fabrication et de qualification du combustible que dans les premières.

Du discours sur la « malédiction des ressources », qui voit les pays riches en minéraux condamnés à la corruption et au sous-développement, à celui sur l’arme énergétique, la géopolitique des énergies est traversée par des mythes qu’il faut déconstruire. Car, loin d’être un simple débat théorique, ces mythes sont performatifs. L’incapacité des pays européens à s’entendre sur des sanctions fortes contre la Russie relève dans une large mesure d’une surévaluation du pouvoir que les exportations de gaz, de pétrole ou d’uranium donnent à Moscou. Par-delà les gouvernements, la répétition de ce discours dans les médias ancre solidement cet imaginaire auprès du grand public, s’autoconvainquant de la réalité de la menace. Dans ce contexte, le rôle des géographes est de dépasser les discours simplistes sur la géopolitique pour dénaturaliser les liens entre ressources et puissance.

Article publié le 30 septembre 2025.

Notes

[1] Marco Siddi, « EU-Russia Energy Relations: From a Liberal to a realist Paradigm », Russian Politics, 2017.

[2] Roxana Andrei, « Energy as Security: Overcoming Theoretical and Conceptual Reductionism in Energy Studies », Natural Gas at the Frontline Between the EU, Springer, 2022.

[3] Veli-Pekka Tynkkynen,The Energy of Russia. Hydrocarbon Culture and Climate Change, Edward Elgar, 2019.

[4] Morena Skalamera, « “Steppe-ing” Out of Russia’s Shadow: Russia’s Changing “Energy Power” in Post-Soviet Eurasia », Europe-Asia Studies, 2022, 74:9.

[5] Mitchell Timothy, Carbon Democracy: Political Power in the Age of Oil, Verso, 2013.

[6] Margarita Balmaceda, Russian Energy Chains, Columbia University Press, 2021.

[7] Barry Andrew, Material Politics: Disputes Along the Pipeline, Wiley-Blackwell, 2013.

Auteur·e·s

  • Sophie Hou
    Géographe, maîtresse de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

    Géographe, maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et spécialiste de la géographie politique du gaz naturel.

  • Teva Meyer
    Géographe, maître de conférences à l'Université de Haute-Alsace

    Géographe, maître de conférences à l’Université de Haute-Alsace et spécialiste de la géopolitique du nucléaire.

  • Audrey Sérandour
    Géographe, professeure junior à l'Université de Haute-Alsace

    Géographe, professeure junior à l’Université de Haute-Alsace et spécialiste de la géographie politique des ressources, en particulier le lithium.

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