Pouvoir et frontières
Les frontières, lieux de pouvoir, mais aussi de contre-pouvoir
Les frontières traduisent et matérialisent le pouvoir dans l’espace. Elles expriment avec brutalité des accès et des rapports inégaux au monde, réprimant les corps et leur circulation. Dans un contexte de « refrontiérisation » visant à réaffirmer le monopole d’autorité de l’État, adopter une approche renouvelée de la « géographie des frontières » permet d’approfondir notre analyse du pouvoir.
Un drone russe survole la Pologne dans la nuit du 9 au 10 septembre 2025, irrespectueux de la frontière internationale entre les deux pays comme de celle qui oppose deux sphères d’influence mondiales : cette limite est aussi celle de l’OTAN. Cette violation n’entraîne pas de représailles militaires immédiates, tout en contribuant à redessiner l’équilibre stratégique. Que nous dit-elle du sens des frontières aujourd’hui ?
Les frontières sont des lignes imaginaires. Pourtour externe du domaine de souveraineté d’un État, elles traduisent dans le territoire l’extension d’un pouvoir. Mais cette simplicité n’est qu’apparente : elles représentent des rapports de force multiples qui expliquent à la fois leur longévité et leur fragilité face à l’instabilité du monde contemporain. Pour en saisir les enjeux, il faut mobiliser des notions connexes, celle de domination, d’hégémonie ou encore de contre-pouvoir.
Les frontières, lieux du pouvoir
Les frontières sont des éléments essentiels de l’alphabet spatial. Ces lignes que nous pensons bien connaître pour les avoir fréquentées sur les cartes depuis notre enfance ont été conçues à l’époque moderne pour stabiliser les relations internationales et protéger les personnes ressortissantes des juridictions dont elles émanent. Auparavant, le pouvoir ne se distribuait pas de manière territoriale, mais en fonction de liens interpersonnels de confiance et dépendance. Du moins, c’est la version officielle de l’histoire, selon laquelle les frontières linéaires auraient été inventées lors de la signature des traités de paix qui mirent fin à la Guerre de Trente Ans, en Wesphalie (1648).
Leur origine est bien plus ancienne, liée sans doute à la structuration des sociétés humaines. L’une des premières expressions historiques de la frontière se trouve sur une stèle sumérienne, dite « Stèle des Vautours », témoin de l’époque des dynasties archaïques (vers 2450 avant J.-C.), et que l’on peut aujourd’hui admirer au musée du Louvre. On y lit d’une part l’affirmation du contrôle pris par la cité de Lagash, contre celle, voisine, d’Umma, d’autre part la justification de la puissance du souverain de Lagash par la faveur divine. « Dès les origines, la définition d’une frontière tient dans ce delta entre la contingence d’un rapport de force, un ordre de légitimation qui normalise l’imaginaire collectif et un lieu qui matérialise cette interaction politique, sociale et symbolique[1]. »
Ce que l’on retient de ce détour historique est que la frontière est un outil de pouvoir précieux : non seulement elle détermine le périmètre de l’exercice dudit pouvoir (territoire sur lequel il s’étend, servant de fondement à la richesse par ses ressources matérielles et humaines, prélevées par l’impôt et le service militaire notamment) mais elle y fonde la souveraineté. C’est là où on peut toucher l’État, où il s’impose. Elle exprime aussi la possibilité d’une vision universelle du pouvoir : ces lignes qui séparent des territoires souverains strient la planète de manière équivalente, étant chacune l’émanation d’un droit international défini de façon conjointe et défendu par des institutions comme les Nations-Unies.
C’est pourquoi je définis la frontière comme un « espace-temps » qui matérialise les normes. Cette approche permet de comprendre ce que les frontières nous disent du pouvoir, mais aussi des formes d’application de la puissance, ainsi que des contournements de l’autorité qui s’y produisent nécessairement.
La frontière, un outil de domination
Les frontières se trouvent aujourd’hui au cœur de jeux de pouvoir complexes qui amènent à aller au-delà de cette première approche. Définies en droit comme des lignes stables, dans les faits elles prennent des formes complexes et variables : zones, points reliés et en constante recomposition. La géographie des frontières contemporaines est tout à fait instable. La mise en cause du statut de l’État dans la globalisation a conduit au renforcement paradoxal de son autorité aux frontières, c’est-à-dire sur la dyade elle-même mais aussi partout où les fonctions attribuées aux frontières diffusent, en aval et en amont du franchissement de la ligne de partage inter-étatique. Est-ce vraiment une nouveauté liée aux polycrises que nous traversons, ou bien un phénomène que nous n’avons pas voulu voir pendant quelques décennies ?
Dans le domaine des frontières, il est essentiel de différentier la situation en droit (de jure) de l’état de fait (géopolitique de facto). Paradoxalement en effet, l’État occidental inventeur des frontières stables et linéaires a été le premier à ne pas respecter le cadre qu’il venait d’édifier en se lançant de manière concomitante dans la colonisation du monde. Ces conventions à vocation d’immuabilité devenaient, sur le terrain des concurrences expansionnistes, des fronts à repousser à son avantage. Un État peut fort bien exister sans frontières, contrairement à ce que la doxa prétend : ce fut le cas de l’un des plus puissants, les États-Unis, pendant toute la phase de la conquête vers l’Ouest. Indépendants et dotés d’une capitale et d’une constitution, ils n’eurent pas de territoire stabilisé avant d’avoir conquis l’Ouest, racheté d’importantes portions à leurs voisins, et leur avoir aussi fait la guerre. La consolidation de cette base états-unienne étant accompagnée du tissage d’une toile d’araignée d’influences directes (bases militaires sous statut d’extra-territorialité) ou indirecte (doctrine Monroe).
La frontière apparaît dès lors comme l’expression d’un rapport d’inégalité et de violence, un véritable outil de domination à différentes échelles. Entre les territoires et les peuples, d’une part, dans la mesure où certaines lignes politiques s’avèrent plus franchissables ou moins défendables que d’autres : combien de « lignes rouges » qui ont finalement été piétinées sous le regard impassible du système international ? Entre les êtres humains d’autre part, puisque le lieu de naissance détermine désormais un accès au monde tout à fait inégal : une différence de passeport expose à pouvoir ou pas franchir les frontières légalement. Les frontières sont devenues des lieux de grande brutalité, qui exposent les individus au lieu de les défendre, notamment en fonction de leur statut économique, mettant en avant les vulnérabilités de manière intersectionnelle.
Des frontières hégémoniques : le spectacle de l’autorité
Réseau de points reliés entre eux par des bases de données, espaces épais où des vies se perdent, ou murs qui envahissent les écrans et nos imaginaires : le paradoxe des frontières contemporaines tient sans doute au décalage croissant entre ce qu’elles paraissent être et ce qu’elles sont vraiment. Ce décalage n’est pas contingent, c’est un projet idéologique.
Dans un moment historique où l’État perd son monopole d’autorité et de violence légitime au profit d’autres acteurs, notamment privés, le rapport des acteurs politiques à l’autorité et à l’ordre social se transforme profondément. Les murs en recrudescence sur les frontières, partie émergée de l’iceberg d’un mouvement puissant dit de « refrontiérisation » ou rebordering en anglais, témoignent de la nécessité politique à montrer que la frontière existe malgré tout et qu’elle reste dotée d’une puissance politique active. Wendy Brown a montré comment ces frontières fermées pouvaient jouer un rôle rassurant pour des communautés nationales fragilisées par la mondialisation[2] : rien de tel qu’une limite solide et bien visible pour confirmer le sentiment que le périmètre tracé détermine bien un « nous », propre à se défendre contre l’altérité forcément barbare.
Les frontières jouent un rôle essentiel dans les discours et les politiques populistes : il découle de leur capacité à donner à voir des relations sociales et anthropologiques complexes. Cette opération n’est possible que par le biais d’une simplification outrancière, mais néanmoins tout à fait performative. Si je construis un mur à coups de millions de dollars, qui pourra me dire que ce n’est pas parce que, de l’autre côté, les gens et leurs gouvernements sont vraiment dangereux ? Le pouvoir des frontières repose aussi dans cette dimension hégémonique, au sens gramscien du terme, à savoir celui du consentement à la coercition[3]. Cela passe notamment par la présence multipliée de la frontière dans les expressions médiatiques et culturelles où son spectacle se déploie d’une manière qui en rend la contestation presque impossible, tant l’imaginaire de la frontière fermée apparaît désormais comme le seul horizon référentiel possible.
Contre-pouvoirs et résistance aux frontières
Nombreuses sont pourtant les initiatives qui défient et remettent en question les régimes frontaliers contemporains, depuis les accommodements infra-politiques jusqu’aux propositions d’imaginaires politiques alternatifs fondés sur l’autonomie des migrations et l’ouverture des frontières. En effet, « là où il y a le pouvoir, il y a résistance et […] pourtant, ou plutôt par là-même, celle-ci n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir[4] » : lieu de consolidation des normes sociales, les frontières constituent également des espaces privilégiés pour exprimer et expérimenter leur contestation.
Classiquement, dans une perspective centre-périphérie, on présente les frontières comme propices au non-droit, celui des contrebandiers et des cartels. C’est d’ailleurs l’une des justifications des moyens investis dans leur protection. On oublie que les « passeurs » sont le plus souvent des personnes qui doivent mener plusieurs activités pour survivre dans des régions pauvres, dont celles de venir en appui à des personnes qui traversent leur territoire… et que l’on trouve, souvent, dans une même famille frontalière, un douanier et un contrebandier !
De façon plus large, c’est « précisément parce que ce rapport de domination est conflictuel, [qu’] il est réversible[5] » : les frontières fonctionnent aussi comme des lieux de résistance aux conditions d’exercice du pouvoir en place. Et, face au durcissement des régimes frontaliers, ces formes alternatives s’intensifient elles-aussi. On pense aux personnes qui, contre un modèle territorial distribuant les formes d’inclusion et d’exclusion des personnes en fonction de leur nationalité, défendent le droit à la mobilité des êtres humains entre les pays, garanti par l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme depuis 1948. Ces postures sont de plus en plus souvent criminalisées, et les solidaires accusés de « délit ». En France néanmoins, la condamnation à la prison avec sursis de Cédric Herrou a été annulée pour des raisons constitutionnelles : ses avocats ont invoqué le principe de fraternité – l’une des trois valeurs fondatrices de la République (« Liberté, Égalité, Fraternité ») – pour contester sa condamnation.
Il faut clore ce court texte en évoquant la force des mouvements sociaux initiés par les personnes concernées elles-mêmes, ces exilés souffrant dans leur chair de la violence des frontières qui s’engagent dans des luttes politiques remarquables avec deux objectifs[6]. Au quotidien, faire reconnaître leurs droits, notamment dans les mondes du travail qui exploitent volontiers les failles des frontières et leur capacité à tirer vers le bas les protections sociales. De façon plus universelle faire reconnaître le principe de l’autonomie des migrations[7], à savoir une vision du monde basée sur le droit au mouvement des individus plutôt que sur la puissance des États à défendre leurs périmètres.
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Les frontières semblent matérialiser le pouvoir dans l’espace et asseoir sa dimension territoriale. Leur expression spatiale complexe les révèle comme un objet politique à la fois plus riche et plus ambivalent. Toute affirmation simple les concernant, du type « il faut les fermer pour », répond à un agenda idéologique lénifiant qu’il importe de déconstruire pour mieux le combattre.
Pourtant, les frontières sont restées longtemps des objets marginaux dans la géographie, comme en témoigne le faible nombre des « géographies des frontières ». Cette discipline a-t-elle peur du pouvoir ? Ce fut longtemps le cas, à la fois du fait de la proximité des chercheurs et des décideurs et en raison de la difficulté à définir le pouvoir. Une approche renouvelée du terme, incluant la question des inégalités, permet de renouveler en profondeur la géographie des frontières et, par-delà, sa capacité heuristique et politique.
Article publié le 30 septembre 2025.
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