Pouvoir et numérique
L’infrastructure numérique, outil d’affirmation du pouvoir russe dans l’espace post-soviétique
Désactivation d’Instagram, de Facebook et de YouTube, utilisation offensive d’outils cyber : à l’intérieur des frontières de son territoire comme dans l’ensemble de l’espace post-soviétique, la Russie déploie ce qu’il convient de penser comme une entreprise techno-politique de souveraineté informationnelle. Comment le contrôle de l’infrastructure numérique participe-t-il à la stratégie russe d’occupation territoriale ?
Fin avril 2022, au lendemain de la prise de Kherson par la Russie, le journaliste Vladislav Hladkyi[1] est plongé dans l’obscurité. Non pas celle de l’électricité coupée, mais une obscurité d’information, plus pesante encore, qui frappe Vladislav : ses outils habituels de communication et de travail ne fonctionnent plus, pas plus que le reste de l’Internet. Au bout de quelques jours, Internet revient, mais ce n’est plus le même Internet. Facebook, Instagram, et de nombreux sites ukrainiens (services publics, médias, etc.) ont été désactivés, alors que les plateformes et médias russes, comme Vkontakte ou Telegram, fonctionnent encore.
Dans cette grande ville du Sud ukrainien, désormais, pour Vladislav et pour bien d’autres, il est impossible – ou presque – de communiquer avec des proches d’autres régions, de faire son travail d’informer le public, d’obtenir des informations précises sur ce qu’il se passe autour de soi, et, surtout, impossible de faire confiance aux informations qui circulent sur les réseaux numériques. Internet n’est pas effectivement coupé mais restreint, filtré, refaçonné en quelques jours au service des intérêts russes et de sa stratégie d’occupation, pour pouvoir circonscrire le récit et l’histoire accessibles aux Ukrainiens des territoires occupés.
Cet usage d’Internet par la Russie en temps de guerre illustre avec force la manière dont l’infrastructure d’Internet est désormais un outil d’affirmation du pouvoir par un État sur un territoire extérieur qu’elle se rattache. La Russie était déjà considérée comme un archétype de l’utilisation offensive d’outils cyber (cyberattaques, espionnage, opérations d’influence informationnelle) en Occident et dans l’espace post-soviétique. Mais son utilisation stratégique de l’infrastructure d’Internet elle-même est sous-estimée en tant qu’enjeu de pouvoir et de territorialisation, notamment du fait de l’invisibilité et de la complexité du réseau. En Russie même, en Ukraine, ou en Asie centrale, l’étude des infrastructures numériques met en lumière en quoi elles sont pour la Russie un outil et un levier de puissance territoriale majeur dans son ancien empire.
Les infrastructures numériques, révélatrices et productrices de rivalités de pouvoir
Produit de l’interconnexion de milliards de machines par des liens faits de câbles, d’ondes et de protocoles (c’est-à-dire de règles techniques de communication), Internet est généralement sous-estimé comme enjeu de pouvoir. D’abord, parce que l’infrastructure en général est souvent perçue comme invisible : elle préexiste à un usage ou une fonction, et n’apparaît qu’au moment où elle ne fonctionne plus[2]. Des événements ponctuels rappellent parfois la matérialité du réseau, mais ils sont souvent réduits à leur dimension la plus spectaculaire[3]. Ensuite, Internet est rarement vu comme un objet de pouvoir parce que le terme est encore souvent employé pour désigner les flux de données eux-mêmes. Internet est alors réduit à un espace immatériel d’informations, comme si ses câbles et ses serveurs n’avaient pas d’ancrages territoriaux.
Les réseaux numériques qui constituent Internet forment pourtant une infrastructure fondamentalement (géo)politique ancrée dans nos activités humaines. Ils reposent sur des éléments matériels comme les câbles et les datacenters, et sur des éléments plus abstraits comme les protocoles et les normes[4]. Tous ces éléments sont créés, façonnés et contrôlés par une galaxie d’acteurs (fournisseurs d’accès Internet, hébergeurs de contenus, États, organismes de gouvernance, etc.), aux stratégies, représentations et idées distinctes et parfois contradictoires, qui disposent de capacités différentes à structurer le réseau selon les territoires.
Ces acteurs permettent et façonnent l’accès à Internet à des populations, à des entreprises ou à des organisations dans un espace donné mais avec des contraintes spécifiques (contenus et applications disponibles ou non, services plus ou moins rapides…). Ils participent donc à normer nos possibilités de communication avec les autres, d’accès à l’information ou à certains services. En d’autres termes, ils contribuent « à structurer, façonner, modeler, permettre ou contraindre notre « être-ensemble » sur et avec l’Internet[5] ». Les États, par leur fonctions législatives, exécutives, et réglementaires, jouent un rôle majeur dans ce processus. Dès les années 2010, nombre d’entre eux ont vu dans Internet un moyen d’exercer du pouvoir, à travers ce que plusieurs chercheurs et chercheuses ont nommé un « tournant vers l’infrastructure[6] ». Autrement dit, ils ont investi le contrôle de l’infrastructure d’Internet — câbles, serveurs, protocoles, normes — qui conditionnent l’accès et la circulation de l’information.
Cet usage géopolitique et stratégique de l’infrastructure se manifeste avec acuité dans certains espaces déjà marqués par des conflits territoriaux. À ce titre, l’espace post-soviétique constitue un cas d’étude multiple. Ces territoires marqués par la colonisation impériale russe et soviétique ont longtemps été organisés spatialement autour du centre russe et moscovite, et traversée par des dynamiques centrifuges, dont l’héritage est encore vivace, notamment en termes de transport et d’énergie. Pour autant, cet espace a connu une hétérogénéisation inégale depuis 1991, et alors que certains États se dégagent progressivement de leurs dépendances envers l’ancien centre impérial[7], d’autres demeurent fortement dépendants de la Russie, tandis que Moscou cherche fréquemment à recouvrir ou consolider son influence dans son ex-empire.
Cet espace post-soviétique est ainsi particulièrement révélateur de la manière dont les réseaux numériques sont à la fois les reflets et les producteurs de rivalités de pouvoir sur des territoires, objet d’étude central de la géopolitique. Sur le territoire national russe, en Ukraine, ou encore en Asie centrale, l’État russe et une galaxie d’acteurs servant ses intérêts met en place des stratégies de contrôle et de domination fondées sur les infrastructures d’Internet. En réaction, certains États organisent des formes de résistance et de contournement de la puissance russe.
En Russie, une architecture décentralisée du contrôle
La puissance infrastructurelle numérique de la Russie dans l’espace postsoviétique s’applique en premier lieu et le plus vigoureusement à l’intérieur des frontières de son territoire. La Russie a entrepris, depuis les années 2010, une transformation de ses réseaux numériques ayant pour but de mieux contrôler l’information qui y circule. Ce processus qui vise à la « souveraineté informationnelle » n’est pas purement technologique mais techno-politique, et s’inscrit dans une évolution générale de l’État russe, nourrie pas plusieurs événements majeurs.
L’évolution russe en la matière s’est structurée dans le sillage du tournant autoritaire[8] des années 2010 et de l’accroissement continu de mesures répressives. Cette évolution correspond à une succession d’événements géopolitiques, tant internes qu’externes, contre lesquels l’État russe a bâti une représentation obsidionale croissante de son voisinage et des États adversaires, au premier rang desquels les États-Unis et « l’Occident », entendu comme un ensemble englobant la plupart des pays de l’OTAN et de l’Europe. Les révolutions de couleur des années 2000, puis les « printemps arabes » des années 2010 sont perçus comme autant de tentatives de changements de régimes orchestrées par l’Occident, s’appuyant en partie sur les plateformes numériques[9]. Ces préoccupations se renforcent progressivement, notamment à la suite des manifestations de 2011-2012 contre le retour à la présidence de Vladimir Poutine, ou des révélations d’Edward Snowden en 2013 sur les programmes de surveillance de la NSA[10].
Entre 2014 et 2016, le gouvernement russe a ainsi adopté une série de lois accroissant progressivement le contrôle de l’État sur Internet, notamment par la centralisation des organes de régulation. En 2019, la loi fédérale n° 90-FZ sur le « Runet souverain » constitue une forme d’aboutissement législatif du projet russe, et se focalise notamment sur la capacité de l’État à façonner le réseau directement. La loi permet une surveillance et un contrôle important des flux de données par l’autorité de régulation, Roskomnadzor[11]. Elle prévoit entre autres l’installation de « dispositifs de réponse aux menaces » (TSPU) à travers tout le réseau.
Ces dispositifs complexes, à la fois matériels et logiciels, permettent de bloquer ou ralentir certains services et protocoles, grâce à l’analyse en temps réel du trafic permise par la technologie de Deep packet inspection (DPI). Elle institue en outre un Centre de supervision et de gestion du réseau, conçu comme une véritable « tour de contrôle » du Runet permettant d’imposer des règles contraignantes, sans supervision judiciaire, aux acteurs du réseau en cas de « situations d’urgence ». Ces lois s’accompagnent d’un nombre croissant d’interdictions de certains types de contenus en ligne. Des plateformes auparavant très utilisées par les Russes, comme Instagram, Facebook, Youtube, etc., ainsi qu’environ 25 000 sites web sont progressivement interdits en Russie. Les outils permettant de contourner ces blocages tels que les VPN sont également de moins en moins accessibles.
Le pouvoir russe déploie un « contrôle distribué » à travers l’infrastructure qui lui permet de discriminer territorialement ses mesures d’urgence. Depuis 2025 en particulier, « les blocages locaux de l’accès internet mobile sont devenus chose commune », avec jusqu’à 650 blocages locaux pour le seul mois de juin 2025.
Au vu de la répartition régionale de ces blocages, la chercheuse Ksenia Ermoshina propose même une grille de lecture coloniale en observant le projet russe comme une forme de colonialisme numérique et infrastructurel à l’intérieur de son territoire. Dans le reste de l’espace postsoviétique, ce colonialisme numérique se déploie parfois de manière encore plus ostensible et violente.
En Ukraine, l’occupation par l’infrastructure numérique
L’histoire de Vladislav Hladkyi, relatée en introduction de cet article, reflète les conséquences d’un usage stratégique et tactique des réseaux numériques par la Russie lors de son invasion de l’Ukraine, et à des fins de contrôle territorial. Dans les territoires qu’elle occupe depuis 2014 (Crimée et Donbass), mais plus encore depuis 2022, la Russie a mis en place un ensemble de stratégies visant à déposséder la population occupée de son accès Internet habituel. Kherson constitue à ce titre le cas le plus emblématique et systémique.
Peu après l’arrivée des troupes russes, celles-ci ont peu à peu pris le contrôle de l’infrastructure des télécommunications et des équipements des opérateurs ukrainiens, comme en Crimée et dans le Donbass avant 2022, mais avec une approche beaucoup plus brutale et systématique. Selon des responsables ukrainiens, « sous occupation, des spécialistes d’entreprises informatiques russes ont coupé les télécommunications locales, occupé des bureaux et utilisé les équipements des opérateurs pour les intégrer au réseau de la Fédération de Russie », y compris parfois le pistolet sur la tempe.
Internet fonctionne comme un immense maillage de réseaux interconnectés. Ces réseaux peuvent appartenir à des fournisseurs d’accès à internet (FAI, comme SFR ou Orange), à de grands fournisseurs de contenu (Netflix, YouTube) ou à des opérateurs de transit internationaux, les « FAI des FAI ». Lorsqu’un internaute à Kyiv souhaite accéder à un site ou une vidéo, ses données transitent par plusieurs de ces réseaux, chacun décidant de la route à emprunter. Pour garantir la stabilité du système, les opérateurs entretiennent souvent plusieurs connexions alternatives, afin que le trafic continue de circuler même si certaines liaisons deviennent moins fiables. Comme le rappelle l’ARCEP, « Internet constitue un réseau de réseaux : quand un utilisateur regarde une vidéo, celle-ci transite du réseau du fournisseur de contenu jusqu’au réseau de son fournisseur d’accès à internet. Pour ce faire, il faut que les deux réseaux soient interconnectés ou qu’existe une chaîne de réseaux tiers interconnectés permettant de les relier. […] L’interconnexion désigne la relation technico-économique qui s’établit entre différents acteurs pour se connecter et échanger mutuellement du trafic. Elle garantit le maillage global du réseau et permet aux utilisateurs finals de communiquer entre eux ».
En Ukraine occupée, la Russie a justement supprimé cette diversité de connectivité, en créant artificiellement un goulet d’étranglement des données sortantes et entrantes de la partie occupée de la région, qui les redirige automatiquement vers un réseau russe bien plus sujet à surveillance et blocage. Cette transformation de l’architecture de connectivité de Kherson s’est faite autour du fournisseur d’accès russe Miranda-Media, chargé de relier la plupart des fournisseurs d’accès locaux afin de rendre la région dépendante de la connectivité russe. Depuis 2014, Miranda a été placée au cœur de la stratégie d’annexion numérique de l’Ukraine, à commencer par la Crimée où Rostelecom a investi 15 millions de roubles en avril 2014 pour remplacer les infrastructures de télécommunications ukrainiennes. Miranda-Media entretient aujourd’hui des liens directs avec les services de sécurité russes, notamment via des partenariats avec le FSB et le ministère russe de la Défense, ce qui lui permet d’assurer une surveillance et un contrôle généralisés. Depuis 2023, l’entreprise est devenue, notamment grâce à des financements publics, le fournisseur dominant dans l’ensemble des territoires ukrainiens occupés, et un acteur central du pouvoir à distance exercé par la Russie à travers l’infrastructure numérique.
La mise en œuvre technique de cette transformation des infrastructures traduisait l’ambition de la Russie d’intégrer de facto et de manière systématique Kherson à l’espace informationnel russe, tout en coupant les liens avec les systèmes ukrainiens et, au-delà, avec les ressources Internet ukrainiennes et étrangères. Progressivement, les plateformes internationales populaires en Ukraine comme Facebook, Instagram, YouTube ou encore des applications de messagerie comme Viber furent effectivement bloquées. Le débranchement de Kherson de ses fournisseurs ukrainiens et son rattachement à des opérateurs russes sous l’autorité de l’État devaient placer immédiatement les habitants sous le même régime d’information et de surveillance que les citoyens russes, avec un niveau de contrôle renforcé. Cette transformation s’est accompagnée de la mise en place de médias locaux pro-Russes, notamment des chaînes Telegram « locales » dont certaines directement pilotées par le FSB, mais aussi par la distribution de cartes SIM russes, conditionnée de manière croissante à la détention d’un passeport russe. L’infrastructure numérique devient alors un outil protéiforme mis au service de la puissance colonisatrice de la Russie.
En Asie centrale, une centralité structurelle héritée
L’Ukraine représente un cas extrême de l’usage stratégique des réseaux numériques par l’État russe par lequel il crée de toute pièce une dépendance numérique et informationnelle à la puissance occupante. Dans d’autres zones de l’espace postsoviétique, certains territoires sont soumis à des formes différentes de dépendance forcée, que la Russie déploie ou exploite pour asseoir sa puissance. L’Asie centrale, région fortement enclavée du centre du continent eurasiatique, est particulièrement touchée par ces dynamiques. Le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan conservent de la période soviétique un certain nombre de dépendances structurelles à Moscou.
Dans le domaine des infrastructures numériques, la Russie bénéficie d’une puissance notable. Ces États sont ainsi fortement dépendants de la Russie parce que, que ce soit par l’infrastructure physique (câbles) ou par l’infrastructure logique (les accords entre opérateurs), les chemins qui leur permettent d’accéder au reste du réseau transitent essentiellement par la Russie. D’une part, les câbles de fibre optique qui relient la région à l’Internet mondial sont principalement tournés vers la Russie. Il existe bien des points de passage physiques vers d’autres pays (Chine, Iran, etc.), mais ils restent très peu utilisés, hormis en cas de problème.
D’autre part, au niveau logique, les fournisseurs d’accès centrasiatiques ont choisi de se connecter à des réseaux russes principalement. Les populations centrasiatiques sont en effet largement russophones, et consultent donc des contenus (notamment des vidéos) en russe, donc des contenus stockés majoritairement sur le territoire russe lui-même. Pour cette raison, les routes empruntées par les données d’Asie centrale transitent majoritairement par la Russie. Enfin, même dans les cas où des accords sont passés avec des entreprises occidentales (Facebook, YouTube, etc.), les points physiques nécessaires à cette connexion sont situés en Russie. A fortiori, même des échanges de données entre pays de la même région ont une forte probabilité de passer à minima par le Kazakhstan, point de passage obligé entre la région et la Russie, mais aussi par la Russie elle-même.
Que ce soit en termes physiques ou logiques, l’Asie centrale se retrouve donc fortement dépendante de la Russie. Depuis 2022, cette dépendance s’accompagne de risques de plus en plus importants, à mesure que les sanctions occidentales avancent et que la Russie déclare vouloir couper son réseau du reste du monde en cas de besoin. Si cela devait arriver, l’Asie centrale serait certainement en grande partie coupée d’Internet.
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En quelques années, le pouvoir russe a fait de l’infrastructure d’Internet un outil majeur dans l’exercice de son pouvoir territorial. Sur son territoire comme dans son ancien empire, les réseaux numériques sont devenus des instruments de dépendance, de surveillance et de manipulation de l’information, et même d’occupation. Journalistes, en Russie, résistants en Ukraine ou gouvernements en Asie centrale développent des capacités de contournement et de résistance à ce pouvoir par l’infrastructure. Ce tournant vers l’infrastructure dépasse toutefois le cas russe. Partout, États et géants du numérique (Meta, Google, Amazon, Microsoft, pour ne citer qu’eux) conçoivent les réseaux comme des leviers de puissance. Leur capacité à façonner et transformer l’architecture même d’Internet conditionne notre accès aux services, aux contenus et aux informations qui sont indispensables à toutes nos activités.
Article publié le 30 septembre 2025.
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