Pouvoir et frontières

L’utopie d’un monde sans frontières

Les frontières sont une contrainte à laquelle se confrontent autant ceux qui rêvent de mobilité, soit ultralibérale soit humanitaire, que ceux qui aspirent à un monde sécuritaire. Si les frontières sont en permanente reconfiguration, le « monde sans frontières » semble impossible, d’autant plus dans un contexte où les crises contemporaines, climatique ou démographique, engendrent de nouveaux enjeux politiques et sociaux – guerres, flux migratoires, etc. – pour nos sociétés.
Cartographier l'anthropocène, © IGN, 2025

Si l’on examine la période qui a suivi l’effondrement du bloc communiste au tournant des années 1990, il apparaît clairement que le terme « frontière » est devenu l’un des mots clés des sciences humaines et sociales, et plus largement de la vie sociale. Peu après la fin des frontières apparemment immuables de la guerre froide et le démantèlement rapide du rideau de fer qui divisait l’Europe entre un Ouest capitaliste et un Est socialiste, un nouvel optimisme a semblé régner quant à un avenir pacifique, en particulier dans une Europe de plus en plus intégrée. Malgré les terribles guerres nationalistes et ethniques qui ont accompagné l’éclatement de la Yougoslavie, dans lesquelles des centaines de milliers de personnes ont trouvé la mort, les perceptions relatives aux frontières ont commencé à changer.

D’innombrables spécialistes en sciences sociales, représentant des disciplines universitaires telles que la géographie, les sciences politiques, les relations internationales, l’anthropologie et l’histoire, sont devenus des « spécialistes des frontières ». Plusieurs instituts de recherche sur les frontières ont été créés en Europe et au-delà. L’ouverture croissante des frontières et l’introduction de l’euro ont facilité les déplacements au sein de l’Union européenne.

Un exemple de ce nouvel « esprit du temps » (Zeitgeist) est la notion de « monde sans frontières », qui est devenue une expression à la mode dans la littérature en sciences sociales dans les années 1990. Elle a été rapidement utilisée dans des discussions allant de la mondialisation à l’immigration, de l’économie à la propagation des maladies infectieuses, ou encore à la gestion d’Internet. Le gourou japonais des affaires Kenichi Ohmae a initialement promu ce slogan en réaction à l’intensification de la mondialisation, au développement rapide des technologies de l’information, de la communication et d’Internet, ainsi qu’à l’effondrement du fossé politique entre Ouest et Est, qui semblait effacer l’important écart géopolitique et les désaccords qui l’accompagnaient.

Le slogan d’Ohmae a été immédiatement critiqué pour son incohérence et sa simplification. « Monde sans frontières » suggère la suppression des frontières, mais celles-ci ne disparaissent pas simplement parce qu’on le souhaite. Ce concept ignore les relations de pouvoir et les inégalités sociales et territoriales inhérentes à la carte du monde. S’il fait référence à la mobilité des capitaux, des élites commerciales et des touristes fortunés, il ignore la manière dont les frontières contraignent les réfugiés, les migrants et d’autres groupes marginalisés.

En réalité, « monde sans frontières » ne désigne pas l’émergence d’un nouveau monde cosmopolite et pacifique, mais plutôt d’un monde où les flux et les transactions économiques rendraient les frontières étatiques existantes plus élastiques et donneraient naissance à de nouvelles régions transfrontalières dans certains endroits, mais pas dans d’autres. Les régions transfrontalières sont devenues particulièrement populaires dans l’espace européen. Les chercheurs en médecine et les épidémiologistes ont mobilisé l’expression « monde sans frontières » pour rappeler que l’ouverture des frontières n’empêche pas la propagation des virus. Cette perspective a pris un sens nouveau avec l’intensification de la pandémie de Covid-19, de nombreux pays fermant leurs frontières, voire parfois leurs frontières régionales.

Bien qu’Ohmae ait forgé cette expression dans le but de promouvoir des changements susceptibles de réduire le rôle souvent opprimant des frontières nationales et de la pensée nationaliste, les pays du monde entier ont en fait renforcé leurs frontières au nom de la sécurité. Les attentats terroristes du 11 septembre aux États-Unis ont marqué un tournant, car ils ont suscité des inquiétudes en matière de sécurité non seulement aux États-Unis, mais aussi ailleurs. De plus en plus, les pays construisent également des murs en béton le long de leurs frontières.

Il est clair que des expressions telles que « monde sans frontières » sont profondément chargées sur le plan idéologique et relèvent souvent davantage du vœu pieux que de la manifestation d’une situation nouvelle. Le monde sans frontières est davantage un mythe ou un outil rhétorique utopique, souvent utilisé pour promouvoir la mondialisation économique néolibérale, un outil permettant de façonner le discours politique plutôt qu’une description de la réalité. Les chercheurs ont jugé cette expression naïve, décrivant le monde non pas tel qu’il est, mais tel qu’on espère qu’il soit. En conséquence, cette expression a progressivement perdu son sens.

Frontières et mouvements sociaux

Deux mouvements sociaux ont présenté, à peu près en même temps, des arguments qui ont déplacé l’attention des frontières à la mobilité des personnes.

Le premier, le mouvement « Open Borders » (« Frontières ouvertes »), était et reste une perspective politique défendue par des militants et des universitaires qui prônent la suppression ou, à tout le moins, l’assouplissement des restrictions en matière d’immigration. Il met l’accent sur les personnes en difficulté qui souhaitent trouver de meilleures opportunités de vie en dehors de leur propre pays, généralement en Europe. Ses partisans affirment que l’ouverture des frontières et la migration transfrontalière sont non seulement bénéfiques sur le plan économique pour les États, mais également justifiées sur le plan moral, et qu’elles contribueraient à promouvoir l’égalité mondiale. L’idéal ultime est que les personnes puissent se déplacer entre les États de la même manière que les biens et les capitaux. Ainsi, la souveraineté des États, quelle que soit la manière dont elle est comprise, serait préservée, mais la mobilité des personnes ne serait pas restreinte.

Malgré la littérature abondante sur le sujet, cette perspective a également été critiquée, et sa faisabilité politique, son impact sur la cohésion sociale, les risques potentiels pour la sécurité et la souveraineté, ainsi que les coûts économiques qu’elle entraînerait ont été largement discutés.

Les militants du second mouvement, « No Borders », vont encore plus loin dans leur programme, appelant à la suppression totale des frontières, mais aussi des États et des nations. Cette perspective a pris de l’ampleur à la fin des années 1990 en réponse au durcissement des lois sur l’immigration et des contrôles aux frontières. Son fondement radical s’inspire de l’anarchisme et du militantisme en faveur des droits humains, et propose que la liberté de circulation soit considérée comme un droit humain. L’argument central est qu’à la fois les frontières et leurs cartographies, qui les rendent visibles de manière sélective et inégale, sont violentes. La crise migratoire européenne de 2015, lorsque 1,3 million de migrants ont demandé l’asile, a clairement démontré la nature violente des frontières. Entre 2014 et 2022, plus de 20 000 migrants sont morts ou ont disparu en mer Méditerranée. Le chiffre mondial dépasse les 50 000.

Cependant, les revendications anarchistes en faveur d’une absence de frontières, malgré leur dimension éthique, sont généralement considérées comme irréalistes dans la politique frontalière, où les frontières sont considérées comme des dispositifs nécessaires à la sécurité et à la gouvernance. La vision sans frontières fournit également des arguments aux nationalistes extrémistes, qui considèrent souvent ces revendications comme une menace non seulement pour la sécurité, mais aussi pour la souveraineté culturelle, quelle que soit la manière dont ils la définissent. Et il ne s’agit pas seulement des nationalistes extrémistes. À la mi-2025, pas moins de 12 États européens ont rétabli ou étendu les contrôles aux frontières internes de l’espace Schengen, marquant ainsi un changement important par rapport aux principes d’ouverture des frontières. Dans de nombreux pays européens, les partis anti-immigration connaissent un certain succès.

L’immigration a suscité des problèmes aux frontières européennes, mais les citoyens ordinaires de l’UE, en particulier ceux qui vivent dans l’espace Schengen, ont probablement considéré les frontières nationales, contrairement aux frontières extérieures de l’UE, comme peu importantes, avec cependant leur propre rôle à jouer dans le paysage physique concret et la réglementation. L’espace Schengen a vu le jour en 1985 sous la forme d’un projet intergouvernemental impliquant cinq pays de la CEE à l’époque : la France, l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, qui ont fondé l’accord de Schengen.

Depuis lors, l’espace Schengen s’est progressivement développé pour devenir la plus grande zone de libre circulation au monde. Ainsi les frontières n’ont pas pour seul rôle de séparer les personnes, elles les relient également. Un contre-exemple récent à cette évolution est l’activité observée à la frontière germano-polonaise, par exemple, où des acteurs d’extrême droite tentent de contrôler la frontière. Il serait en fait illusoire d’imaginer que les frontières intérieures de l’UE ont disparu. Les frontières continuent de jouer de nombreux rôles fonctionnels, politiques et culturels, sans parler de leur rôle dans l’intégration européenne et la coopération régionale.

L’invasion russe de l’Ukraine

Si les tendances inquiétantes et meurtrières de la migration méditerranéenne se poursuivent, elles ont largement disparu de la couverture médiatique quotidienne au cours des quatre dernières années. L’invasion illégale et continue par la Russie du territoire de l’État indépendant d’Ukraine, ainsi que son intention non seulement de modifier les frontières de l’Ukraine, mais aussi de déstabiliser l’ordre international existant, font désormais l’objet d’une attention particulière.

L’invasion russe a également entraîné une vague d’immigration. Pas moins de cinq millions de personnes ont fui l’Ukraine vers d’autres régions d’Europe. L’invasion russe est l’événement géopolitique le plus dramatique depuis la guerre froide. Les revendications déconcertantes de la Russie visant à déplacer la frontière et à changer le régime politique en Ukraine constituent non seulement une violation grave du droit international et du principe de souveraineté, mais aussi un exemple choquant d’une tendance géopolitique inquiétante qui se développe actuellement, dans laquelle les États plus puissants et leurs dirigeants autocratiques cherchent simplement à écraser les États plus petits.

Les dirigeants actuels de l’Union européenne se sont opposés à ces tendances de manière quasi unanime et ont tenté d’influencer ce processus en incitant le président américain Donald Trump à réagir avec plus de fermeté, tout en s’inquiétant de son comportement imprévisible et des tendances autocratiques de son gouvernement.

Les dirigeants européens n’ont pas non plus pris, jusqu’à présent, les mesures nécessaires pour unir leurs forces et leurs ressources afin de résister collectivement et de mettre fin à l’agression russe. Malheureusement, des tendances autocratiques se sont également manifestées en Europe, du moins en partie, dans des pays comme la Slovaquie et la Hongrie, qui ont empêché une coopération efficace et ont en fait favorisé le programme de Poutine pour servir leurs propres intérêts égoïstes. D’autre part, la Russie et la Biélorussie ont été accusées de tenter d’exploiter l’immigration en déplaçant un grand nombre de migrants vers les régions frontalières de la Finlande, de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne dans le but de leur faire passer les frontières et de déstabiliser la situation dans les régions frontalières.

En Finlande, cela a conduit le gouvernement à commencer la construction d’une clôture de 200 kilomètres de long le long de la frontière, dont 140 kilomètres dans la partie sud-est de la frontière. Les chercheurs spécialisés dans les questions frontalières ont cependant critiqué cette solution, la jugeant très inefficace pour résoudre un problème très complexe.

Parallèles avec le passé

En tant que Finlandais, il est facile de trouver un parallèle clair et alarmant avec 1939 lorsque l’Union soviétique de Staline a exigé une partie du territoire oriental de l’État finlandais « pour protéger Leningrad ». Finalement, la Russie a envahi la Finlande le 30 novembre, déclenchant la Guerre d’Hiver (1939-1940) dans le but d’occuper le territoire finlandais. Après les années de la Guerre de Continuation (1941-1944), la Finlande a dû céder 11 % de son territoire à l’Union soviétique en 1944 et réinstaller 12 % de sa population, soit plus de 400 000 personnes qui avaient fui le territoire cédé. Après la guerre, l’Union soviétique a tenté d’empêcher la Finlande d’entrer dans la sphère d’influence et les organisations occidentales. Après l’effondrement de l’Union soviétique, le pays a pu progressivement se rapprocher de l’Occident et adhérer à l’Union européenne en 1995.

L’invasion russe de l’Ukraine a conduit les politiciens finlandais, jusqu’alors très prudents, à demander l’adhésion à l’OTAN, qui a très rapidement accepté la Finlande. La frontière entre la Finlande et la Russie, longue de plus de 1 300 kilomètres, est désormais la plus longue frontière extérieure de l’UE avec la Russie. Comme je l’ai montré dans mon livre Territories, boundaries and consciousness, la signification de cette frontière a varié dans la conscience sociale des Finlandais au fil des ans, et l’invasion russe de l’Ukraine a rappelé une fois de plus aux Finlandais le côté menaçant de cette frontière. L’invasion russe représente bien sûr un rappel similaire pour l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. L’adhésion de la Finlande à l’OTAN devait renforcer la sécurité nationale, mais elle a également modifié l’importance géopolitique de cette frontière, en faisant une frontière véritablement importante pour l’OTAN.

Visibilité et invisibilité

Si les frontières peuvent être des séparateurs très tangibles, en particulier entre voisins hostiles, elles peuvent souvent sembler invisibles. Elles « existent » généralement dans les documents juridiques, sous forme de symboles abstraits sur les cartes, et sont dissimulées dans les récits identitaires nationaux dominants, souvent imprégnés de souvenirs sanglants de guerres et de conflits.

La mémoire est importante pour les récits identitaires nationaux, qui sont habituellement liés au destin et aux souffrances des communautés politiques et ethniques vivant dans des « espaces délimités » et à la défense de leur indépendance et de leurs frontières. Ces espaces délimités donnent naissance à une certaine imagination géographique, dans laquelle un espace délimité est considéré comme suivi d’un autre dans un continuum qui s’étend à travers le monde. Une telle imagination exclusive est importante dans la socialisation nationale, processus par lequel la plupart des citoyens s’engagent, notamment par le biais des écoles et des médias, à devenir des membres loyaux des communautés nationales. Aujourd’hui cependant les communautés nationales sont tout sauf homogènes en Europe, où l’immigration a donné naissance à des populations très mixtes. Ces espaces délimités sont de plus en plus imprégnés de nationalisme, représenté en particulier par des mouvements nationalistes qui peuvent provenir tant de la gauche que de la droite du spectre politique.

Ces espaces délimités comme « allant de soi » sont aujourd’hui remis en question par de nombreux développements dans le monde réel, notamment les migrations internationales, les activités de nombreuses organisations supranationales d’États et de la société civile, et bien sûr les flux et interactions économiques et culturels qui traversent les frontières, transforment les notions de souveraineté et estompent la frontière entre l’intérieur et l’extérieur.

Les espaces délimités sont également de plus en plus remis en question par des chercheurs représentant, par exemple, la géographie politique, les relations internationales, l’anthropologie ou l’histoire. Ils ont souligné que de tels espaces « séparés » sont une illusion et que les frontières se trouvent presque partout, et pas seulement à la limite d’un territoire ; elles se manifestent dans un large éventail de pratiques sociales, de symboles et de discours, ainsi que dans la conscience sociale. Si les frontières territorialisent les espaces étatiques, elles peuvent être poreuses et flexibles, en particulier lorsque l’État externalise le contrôle de ses frontières à d’autres régions. Par exemple, l’approche de l’UE en matière de contrôle de l’immigration et d’externalisation du contrôle des frontières repose largement sur des États non-membres de l’UE, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MENA). L’UE n’externalise pas tout le contrôle des frontières, mais a établi des partenariats en la matière.

Frontières et pouvoir

Mes observations ci-dessus suggèrent que les frontières nationales ne sont pas simplement des lignes neutres, mais qu’elles impliquent de multiples formes de pouvoir. Elles sont les signes et les instruments réglementaires des États dans l’exercice de leur souveraineté présumée mais contestée. Les États continuent de contrôler diverses formes de mobilité, qu’il s’agisse de personnes, d’argent, d’objets culturels ou d’idéologies.

Les frontières sont donc des manifestations d’un pouvoir à la fois inclusif et exclusif. Ce pouvoir peut être remis en cause en franchissant illégalement les frontières, sans autorisation, comme le font souvent les réfugiés, mais aussi en remettant fondamentalement en cause l’autorité territoriale des frontières en envahissant le territoire d’un État voisin indépendant afin de modifier l’emplacement de la frontière, d’occuper le territoire et/ou de changer le régime politique existant. L’Europe continentale n’avait pas connu de tels événements depuis des décennies, mais l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a renforcé cette pratique illégale et cette violation du droit international. Elle illustre la sombre plaisanterie de Poutine selon laquelle les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part !

Le pouvoir économique se concentre également aux frontières, car celles-ci délimitent les territoires économiques et structurent toutes sortes de flux économiques.

Les images de menace et les significations associées aux frontières étant créées par le langage et les médias visuels tels que la cartographie, les frontières jouent également un rôle essentiel dans le pouvoir symbolique et d’autres formes de pouvoir idéologique. Comme l’a illustré le chercheur néerlandais Henk van Houtum, les techniques cartographiques sont souvent utilisées efficacement pour présenter les flux migratoires comme des menaces pour de nombreux États riches, voire pour l’ensemble de l’Union européenne. Le géographe politique John Agnew a fait valoir à juste titre que les frontières sont importantes parce qu’elles peuvent avoir des effets réels et parce qu’elles enferment la réflexion et l’action dans le monde en termes territoriaux. Les frontières sont donc à la fois matériellement enracinées et structurantes pour ce que j’ai appelé la conscience socio-spatiale.

Les frontières sont également violentes. Près de 9 000 personnes sont mortes sur les routes migratoires en tentant de franchir les frontières à travers le monde en 2024. Environ 30 à 40 millions de migrants se déplacent chaque année sans documents valides tels que des visas ou des passeports, documents personnels obligatoires qui permettent ou restreignent la mobilité et le franchissement des frontières. Pour les politiques populistes et de nombreux politiciens de droite, les frontières sont des marqueurs sacrés de l’identité, du « nous » et de notre héritage, qui doivent être protégés des influences extérieures.

Plus généralement, les frontières sont des objets réservés à l’action diplomatique, axée sur la conclusion d’accords internationalement acceptables tant sur les limites physiques de l’idée abstraite de souveraineté étatique que sur les limites territoriales de l’État concret. Cette multiplicité simultanée de fonctions et cette permanence supposée montrent que les frontières ne sont pas simplement des lignes neutres sur le terrain et sur les cartes, mais aussi des institutions, des processus et des symboles, et qu’elles font partie des processus territoriaux que nous appelons États et des récits présentés comme des identités nationales.

Chaque frontière se manifeste à travers au moins deux récits, un de chaque côté de la frontière. Ces récits font souvent émerger et perpétuent des images d’une géohistoire violente et commune, ainsi que des sacrifices consentis par la nation. En effet, au sein de chaque État, il existe de multiples récits de ce type, partagés ou contestés par les citoyens et les générations vivant dans différentes parties du territoire de l’État. Les visions souvent romantiques des frontières sont constamment entretenues par la socialisation nationale, qui mobilise ces récits pour alimenter la création d’identités collectives et le maintien des récits identitaires.

Ces efforts sont liés à deux types de processus frontaliers et de paysages frontaliers. Premièrement, les paysages discursifs du pouvoir social représentent le soft power, qui fait écho à des concepts tels que la nation, l’identité nationale, le nationalisme banal, divers symboles nationaux et la mémoire, qui sont généralement essentiels à l’imaginaire national. La manipulation des images du passé pour justifier le présent est un champ de bataille que les dirigeants et les partis autocratiques tentent de contrôler efficacement. Les paysages technologiques du contrôle social sont un exemple de hard power, qui fait référence aux systèmes de surveillance de plus en plus complexes utilisés dans la réglementation et la gestion des frontières. Les technologies d’identité biométrique, la surveillance numérique, les banques de données et diverses formes d’analyse des risques, qui sont utilisées par les États du monde entier pour surveiller à la fois leur propre population et ceux qui ont ou n’ont pas accès au territoire, en sont des exemples appropriés.

Quel est alors l’avenir des frontières ? Les frontières sont-elles en train de perdre leur rôle et assistons-nous à l’avènement d’une Europe sans frontières ? En partie oui, en partie non. Ce qui est clair, c’est que le « monde sans frontières » est loin d’être une réalité et que les frontières sont en constante reconfiguration, sans pour autant disparaître. Comme l’ont montré la pandémie de Covid-19, les attentats terroristes et les flux migratoires, des contrôles temporaires aux frontières intérieures peuvent être rapidement mis en place.

Les idéaux cosmopolites d’ouverture des frontières, sans parler de l’absence de frontières, sont également très éloignés dans le futur. Dans de nombreux États européens, le racisme et des attitudes et politiques anti-immigration ont émergé, mettant l’accent sur la valeur symbolique de la frontière. Et si certaines frontières s’affaiblissent, de nouvelles formes de frontières et de pratiques frontalières apparaîtront, comme en témoigne le développement rapide des technologies de contrôle des frontières. Ces outils sont principalement développés pour contrôler les migrations et la contrebande, et pour maintenir à la fois les pratiques et les discours liés à la souveraineté de l’État, à la sécurité et à l’identité nationale, et bien sûr les privilèges dont jouissent les citoyens européens.

Un défi majeur pour l’avenir des frontières européennes sera engendré par le cercle vicieux qui lie les multiples effets du changement climatique, de la croissance démographique et de la faim, qui entraîneront très probablement de nouvelles guerres et de nouvelles formes de mobilité, parmi lesquelles de possibles migrations de masse.

Traduit de l’anglais par Lena Sanders, géographe, directrice de recherche honoraire, CNRS. 

Article publié le 30 septembre 2025.

Notes

Auteur·e·s

  • Anssi Paasi
    Géographe, professeur émérite de géographie politique à l’université d’Oulu

    Anssi Paasi est professeur émérite de géographie politique à l’université d’Oulu en Finlande.
    Son livre Territories, Boundaries and Consciousness (Wiley, 1997) a été reconnu comme une contribution majeure aux études sur les frontières. Il a reçu le prix Vautrin-Lud 2025 du Festival International de Géographie pour son œuvre et ses recherches.

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