Pouvoir et numérique

Starlink : outil pour la résilience numérique et instrument d’influence pour Elon Musk

Cyclone Chido à Mayotte, guerre en Ukraine, incendies au Canada... : le déploiement de constellations de satellites en orbite basse offre aujourd’hui la possibilité de (re)connecter aux réseaux numériques les territoires qui en sont coupés. Mais cette avancée technologique est aussi un prétexte parfait pour Starlink, dirigée par Elon Musk, qui légitime par ce biais son projet d'emprise libertarienne globale, au prix de lourdes conséquences sur les écosystèmes numériques des territoires.

L’amélioration des performances des systèmes de communication par satellite via le développement et le déploiement des constellations de satellites en orbite terrestre basse, comme Starlink et OneWeb, permet aujourd’hui de répondre aux principales contraintes associées à l’Internet par satellite dans de nombreux territoires où subsistent d’importantes inégalités d’accès aux réseaux numériques. Ces systèmes permettent également d’entrevoir de nouvelles solutions potentielles pour soutenir le rétablissement des communications dans des territoires qui connaissent des crises environnementales, des catastrophes climatiques ou des conflits armés. En effet, leurs architectures techniques ainsi que le positionnement des satellites sur des orbites basses, plus proches des utilisateurs et des infrastructures terrestres, permet d’améliorer la latence des communications et offrent des capacités de débit supérieures aux systèmes satellitaires en orbite géostationnaire.

Cartographier l’anthropocène, © IGN, 2025

L’utilisation par Starlink de liaisons optiques inter-satellites – qui permettent aux données de circuler entre les satellites pour rejoindre le plus rapidement possible les infrastructures terrestres et connecter un utilisateur à Internet – réduit également le besoin d’installations terrestres et permet à l’opérateur d’intervenir rapidement dans des territoires dont les infrastructures de télécommunications ont été endommagées, que ce soit sur un théâtre d’opération militaire ou en cas de crise environnementale ou climatique.

Cependant, cette amélioration des capacités techniques des systèmes de télécommunications par satellite alimente également une représentation de ces systèmes, et surtout de Starlink – développée et contrôlée par l’entreprise américaine SpaceX – comme étant la solution la plus simple et efficace pour répondre à des besoins immédiats de connectivité. Cette représentation de la constellation Starlink occulte ainsi les spécificités propres aux écosystèmes numériques de chaque territoire, alors que les besoins de connectivité dépendent de contextes locaux, sociaux, économiques et politiques souvent complexes. Elle tend également à invisibiliser les acteurs traditionnellement impliqués dans la construction et la gestion de ces réseaux (collectivités, opérateurs locaux, institutions publiques) et à négliger les dynamiques de dépendance technologique qu’un recours unilatéral à cette solution satellitaire privée peut créer ou renforcer.

Cet article cherche ainsi à examiner les éléments sur lesquels s’appuient cette représentation de Starlink, et par extension de son PDG Elon Musk, ainsi que leurs répercussions sur les écosystèmes numériques dans lesquels le réseau satellitaire s’intègre et l’influence globale de la constellation états-unienne.

La valeur humanitaire de Starlink, stratégie de communication du « sauveur » Musk

La représentation croissante du système Starlink comme une solution incontournable pour les territoires numériquement isolés, ou en proie à différents types de crise, est d’abord amplifiée et utilisée par l’entreprise américaine SpaceX et son PDG Elon Musk pour construire l’image de marque de sa constellation et renforcer le narratif de « sauveur » de l’humanité que Musk construit depuis de nombreuses années autour de sa personne et des différents projets développés par ses entreprises. Cette stratégie de communication s’inscrit dans un contexte d’évolution de la culture aérospatiale, incarnée par les nouveaux entrepreneurs du New Space comme Elon Musk ou Jeff Bezos, pour qui la conquête spatiale n’est plus uniquement un enjeu scientifique ou géopolitique, mais une mission quasi messianique et existentielle pour l’humanité.

Le patron de SpaceX affirme notamment depuis plusieurs années que la colonisation de Mars et la création d’une civilisation multiplanétaire seront les seules garanties de survie à long terme de l’espèce humaine. Ce récit, qui vise à renforcer une perception d’Elon Musk comme sauveur de l’humanité guide d’ailleurs l’orientation de ses projets ainsi que le développement de ses entreprises : SpaceX construit les fusées, Tesla cherche à développer des robots humanoïdes afin de préparer la venue d’humain sur Mars et l’entreprise Neuralink cherche à augmenter les capacités des êtres humains et à permettre à des personnes handicapées de retrouver certains usages.

Ce discours s’inscrit également dans une logique de solutionnisme technologique radical et renvoie à l’imaginaire de science-fiction dont s’inspirent de nombreux entrepreneurs de la tech. Parallèlement, Elon Musk incarne et prône également une vision libertarienne qu’il diffuse sur son réseau social X, et qu’il tente d’appliquer à ces projets. En réponse aux demandes de certains gouvernements occidentaux de bloquer des contenus russes sur son réseau X, Musk déclarait par exemple en mars 2022 qu’il n’obéirait à ces demandes que sous la menace d’une arme et qu’il était « désolé d’être un absolutiste de la liberté d’expression ».

La médiatisation du déploiement de Starlink en Ukraine, dans des régions touchées par des crises climatiques et environnementales – à Mayotte après le passage du cyclone Chido par exemple – ou dans les régions arctiques isolées, comme le Nunavut au Canada, s’inscrit dans un processus de légitimation des activités d’Elon Musk et de ces entreprises, et conforte la représentation et la mise en scène récurrente de Starlink comme étant un outil salvateur et indispensable dans de nombreux contextes. À travers ces multiples interventions dans des contextes de crises ou de besoin urgent de connectivité – qu’elles soient sollicitées ou spontanées – l’entreprise capitalise sur des situations de vulnérabilité pour affirmer la valeur stratégique de son service satellitaire.

Le cas ukrainien est particulièrement emblématique de cette stratégie. Dès le début de l’invasion russe, le PDG de SpaceX est publiquement interpellé par le vice-premier ministre ukrainien pour activer Starlink et soutenir le pays, ce qu’il fait dans un geste hautement médiatisé, notamment sur X par Elon Musk lui-même qui explique par exemple qu’il soutient l’effort de guerre des Ukrainiens en offrant des services et des terminaux Starlink. L’image d’un soutien désintéressé est cependant rapidement relativisée, 85 % des terminaux et une part importante des abonnements ayant en réalité été financés par les gouvernements américain et polonais. Malgré cela, Musk continue d’entretenir ce narratif, et affirme même en mars 2025 que le « système Starlink est la colonne vertébrale de l’armée ukrainienne » et que « Toute leur ligne de front s’effondrerait si je [Elon Musk] l’éteignais ». Ce discours, centré sur sa propre capacité d’action, lui permet ainsi de consolider son image de personnage « héroïque » et dont les décisions structurent l’aide apportée par la constellation Starlink.

Cette stratégie de communication est également reprise dans des contextes de réponse à des crises environnementales et climatiques comme à Los Angeles ou au Canada lors des épisodes de feux de forêts en janvier et en juin 2025, ou durant l’ouragan Hélène dans le Sud-Est des États-Unis en septembre 2024. Durant ces trois évènements, Elon Musk a annoncé l’activation de Starlink, l’envoi de terminaux et la gratuité des services pour les victimes et les services d’aide aux victimes, mais la gratuité de ce service n’était valable que pendant un mois, et les utilisateurs basculaient automatiquement sur un abonnement payant à l’issue de cette période. Les services Starlink avaient également été utilisés en 2022 à Tonga par les secouristes et les équipes de gestion de crise après une éruption ayant causé une coupure sur un câble sous-marin, et pour la réponse aux feux de forêt à Hawaii et au Canada en 2023. Depuis, de nombreux services d’urgence – les casernes de pompiers canadiens par exemple – conservent désormais des unités Starlink pour assurer la résilience de leurs services en cas de catastrophe naturelle impactant leurs systèmes de communications traditionnels.

Ces stratégies de communication et de déploiement répondent à un double objectif : d’une part, démontrer la flexibilité et la rapidité d’intégration du réseau Starlink dans des contextes dégradés, et d’autre part, renforcer la visibilité publique et la crédibilité de l’entreprise. À terme, elles servent à ancrer durablement Starlink dans les écosystèmes numériques des territoires touchés par des crises, qu’elles soient militaires ou environnementales.

Une intégration rapide de Starlink aux conséquences majeures sur les territoires subissant ces crises

La généralisation de l’utilisation de la constellation Starlink en cas de crise s’explique par sa capacité de déploiement rapide, permise grâce à l’architecture spécifique du réseau, mais aussi par le contrôle de la partie opérationnelle de ce dernier et de la fourniture de services par un unique acteur : SpaceX. En effet, au niveau de son architecture, Starlink n’a pas besoin d’installer des infrastructures terrestres dans les territoires dont les infrastructures de télécommunications ont été endommagées, et l’opérateur doit simplement obtenir une autorisation, auprès de l’État hôte, pour activer le service sur la zone géographique ciblée et envoyer des terminaux afin de commencer à fournir des services. À l’inverse, OneWeb doit installer des infrastructures terrestres dans les territoires desservis et dépend d’accords avec des partenaires de distribution locaux pour fournir des services, ce qui ralentit son déploiement, alors que ce type de situation nécessite une réponse rapide.

Cependant, cette banalisation du recours à Starlink en cas de crise tend également à négliger les approches des acteurs locaux ainsi que les logiques de dépendance qu’elle engendre, notamment pour les utilisateurs à qui le service a été offert durant la période de réponse à la situation de crise. Par exemple, lors du passage du cyclone Chido à Mayotte, le Premier ministre français François Bayrou avait choisi de s’appuyer sur Starlink pour assurer les communications d’urgence sur l’île, et cette décision avait été fortement critiquée par les opérateurs locaux sur place.

Laurentino Lavezzi, directeur des affaires publiques du groupe Orange, avait d’ailleurs expliqué sur le réseau X que ce choix de mettre en avant la solution Starlink et le manque de reconnaissance du Premier ministre envers l’expertise des opérateurs sur place se répercutait directement sur leurs tentatives de rétablissement des infrastructures terrestres, tout en négligeant les problématiques soulevées par l’intégration de Starlink, notamment en termes de souveraineté numérique.

Dans le cas du cyclone Chido à Mayotte, Starlink a ainsi été considérée comme la seule solution d’urgence viable par le gouvernement français, sans concertation avec les acteurs locaux, et alors que d’autres options étaient envisageables. De nombreux médias français comme France Info ont également diffusé ce narratif, héroïsant directement Elon Musk, en publiant par exemple un article intitulé : « Cyclone Chido : quand le réseau Starlink d’Elon Musk vient au secours de Mayotte ». Or, plus le fournisseur Starlink est utilisé pour répondre à des situations de crise et plus le narratif qu’il développe est repris par d’autres acteurs, plus il consolide son expertise et sa légitimité en matière de rétablissement des communications en cas de crise et renforce l’image de marque de ses entreprises.

L’amplification de cette représentation de Starlink comme une solution incontournable en cas de crise, et la tendance croissante de nombreux acteurs politiques à appeler à son déploiement dans ce type de situation soulève d’importantes questions sur la compréhension géopolitique des enjeux posés par la dépendance croissante de certains territoires à ce système. En effet, lorsqu’il intervient dans ces territoires, l’opérateur Starlink s’implante également sur les marchés locaux, ses services s’inscrivant durablement dans les écosystèmes numériques et les usages des utilisateurs. Cette représentation de Starlink contribue ainsi à renforcer la pénétration commerciale de l’entreprise dans ces territoires, tout en transformant les équilibres existants entre les opérateurs locaux en y introduisant un acteur concurrentiel de premier plan.

Forte de plus de 6,2 millions d’abonnés à travers le monde en juillet 2025, l’utilisation massive du système Starlink dans des contextes de crise et les logiques de dépendance qu’elle engendre renforcent ainsi l’influence globale d’Elon Musk. Or, ce dernier n’est désormais plus seulement considéré comme agissant pour des intérêts privés qui se limitent au profit économique de ses entreprises. Très proche de personnalités et de partis politiques d’extrême droite, – en Italie, au Brésil ou en Allemagne par exemple – Elon Musk contribue activement à diffuser leurs idéologies et a même annoncé la création de son propre parti politique en juillet 2025, après avoir été écarté de l’administration Trump. La compréhension encore limitée de l’architecture technique de la constellation, largement soustraite au contrôle des États, conjuguée à la centralisation du réseau entre les mains d’un acteur aussi imprévisible qu’Elon Musk, accentue le risque de politisation de Starlink et appelle à une réflexion approfondie sur les dynamiques de dépendance liées à son intégration dans certains contextes.

Article publié le 30 septembre 2025.

Notes

Auteur·e·s

  • Célestine Rabouam
    Géographe, doctorante à l’Institut français de géopolitique

    Célestine Rabouam est doctorante à l’Institut français de géopolitique et au sein du centre de recherche GEODE (Géopolitique de la datasphere). Ses recherches se concentrent sur les logiques de dépendances technologiques dans l’Arctique canadien. Plus spécifiquement sa thèse s’intéresse aux répercussions de l’arrivée en phase opérationnelle des constellations de satellites dédiées au haut débit comme Starlink sur l’organisation numérique des territoires arctiques au Canada.

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